Un prêtre hétérodoxe : l'abbé Paul Roca (1830-1893)

Un prêtre hétérodoxe : l'abbé Paul Roca (1830-1893)

Par Eugène Cortade
Un prêtre du diocèse de Perpignan, l'abbé Paul Roca (1), fit quelque bruit dans les années 1880, non seulement dans son pays d'origine mais encore dans certains milieux philosophiques et réligieux de la capitale. D'abord enseignant public et privé, fondateur et premier directeur du grand collège catholique Saint-Louis-de-Gonzague de Perpignan, propagateur d'un christianisme ésotérique et social, il fut condamné par le Saint Office, et versa finalement dans un violent anticléricalisme. Certains ont même voulu voir en lui un moderniste avant la lettre et un précurseur de l'évolution de l'Eglise depuis le Concile Vatican II (2).
L'ancien clergé du diocèse n'aimait guère ce confrère remuant et anticonformiste, et c'est sans doute pour cette raison qu'un discret silence tomba vite sur lui. Tant et si bien que, faute de documents, les historiens et les chercheurs ont du mal à situer cet étonnant personnage. Nous avons donc essayé de rassembler un certain nombre de jalons biographiques, nous contentant d'esquisser une analyse sommaire des idées qu'il propagea dans des livres ou des revues. D'autres, peut-être, pourront en approfondir les tenants et les aboutissants et en mesurer l'impact véritable en leur temps et de nos jours. C'est en somme un simple regard d'historien que nous avons voulu porter sur Roca, et par conséquent sans partialité ni esprit polémique (3).
FAMILLE ET FORMATION
Paul, Antoine, Etienne Roca naquit le 26 avril 1830, à Fourques, petit village des Pyrénées-Orientales, canton de Thuir, fils d'Antoine Roca, exploitant-agricole et d'Elisabeth Surjus. Il y fut baptisé trois jours plus tard (4). Mais il semble que sa famille était déjà installée non loin de là, à Pollestres, aux environs de Perpignan et qui comptait alors quelque 280 habitants. C'est là qu'il passera son enfance en compagnie d'autres frères et soeurs (5).
Les Roca représentaient typiquement la famille rurale du Roussillon, traditionnelle, attachée à ses terres et à ses vignobles, et jouissant d'une aisance presque bourgeoise. Nous ignorons tout de la première enfance et de la jeunesse de Paul Roca, dans le milieu familial qui était, semble-t-il, profondément chrétien. Il rappellera un jour ce trait qui avait dû l'impressionner fortement : «Enfant - Oh ! permettez-moi d'évoquer ce souvenir pieux ! - Enfant, j'ai vu, dans un coin du Roussillon, un vieillard qui fut mon grand-père et mon parrain, célébrer au foyer béni de sa sainte maison, ce qui restait debout, encore alors, de ces rites augustes (du culte familial). Il présidait à la prière en commun, entouré de ses fils, de ses petits-fils, de ses fermiers et de ses domestiques... Tête nue, à genoux, au milieu de ce groupe qui le vénérait comme un prêtre, il édifiait tout le monde, et puis se relevant sous la majesté de son grand âge et sous l'auréole de ses cheveux blancs, il offrait sa main à baiser à chacun des assistants qui venaient tour à tour s'incliner devant lui, à partir de son fils aîné jusqu'au simple rabadà (6) de ses troupeaux. Chacun recevait alors un mot d'encouragement, de félicitations ou de réprimande au besoin.
Je fonds en larmes, en écrivant ces lignes, car tout cela n'est plus, même dans ma famille !... Et j'en suis inconsolable... Un souffle brûlant, plus brûlant que le simoun du désert, a passé là-dessus. Il a tout desséché, tout détruit ! Les autels du foyer ne sont plus ! Les églises nationales ne sont plus ! Les liturgies particulières ne sont plus ! Les traditions locales, propres au génie de chaque diocèse, ne sont plus ! On a promené partout le niveau de l'uniformité, et partout on a tari les antiques sources de la piété» (MN, 443). Faut-il dire que s'il regrette ici la disparition des cultes familiaux, foyers d'ésotérisme à ce qu'il pense, il ne manque pas d'égratigner au passage l'uniformité romaine qui imposait ses rites dans tous les diocèses depuis le Concile de Trente, et notamment le Rituel Romain qui se substituait progressivement aux traditions locales. L'unité des rites avait-elle tari dans la chrétienté les sources de la piété ? On peut en douter. Notons également que le dernier Rituel à l'usage du diocèse de Perpignan fut publié et imprimé à Perpignan en 1845, par ordre de Mgr de Saunhac-Belcastel.
Où le jeune Roca reçut-il l'enseignement primaire et ensuite une instruction secondaire, les humanités, comme on disait alors ? Peut-être au collège de Perpignan, ou au Petit Séminaire de Prades ? Quoiqu'il en soit, il reçut une bonne formation littéraire et une certaine culture gréco-latine qui apparaissent nettement à travers ses écrits. Etait-il bachelier ou bien avait-il obtenu quelque autre diplôme ? Nous l'ignorons.
«A vingt ans, affirme Taxil, il entra comme professeur au service de l'Université de France». C'est beaucoup dire, car il fut instituteur communal dans son village de Pollestres durant les années scolaires 1849-1851, puis à Thuir en 1851-1852, sans être passé par l'Ecole Normale, mais simplement engagé, comme il arrivait alors couramment, par le maire et les autorités académiques «d'après les bons renseignements fournis sur sa conduite et sa moralité». Un rapport de l'Inspecteur Primaire, fait à Thuir le 24 juin 1852, indique qu'il fut assez bien noté dans les différentes matières d'enseignement : «Cet instituteur tient l'école communale de Thuir pendant le congé qui, pour cause de maladie, a été accordé au sieur Moret. Il s'acquitte assez bien de cette tâche qui ne laisse pas que d'être pénible et difficile par le nombre des élèves qui est de 120, dont 70 payants et 50 gratuits. Les autorités locales qui ont accompagné l'Inspecteur dans l'inspection qu'il a faite de l'école, ont témoigné de leur satisfaction pour la conduite et le zèle du sieur Roca». Par contre l'opinion du curé de sa paroisse était plus réservée. Dans une lettre au Recteur d'Académie, il se plaint de sa suffisance, de sa tiédeur religieuse, et, entre autres défauts du jeune instituteur de vingt ans, il souligne «un fonds de légèreté et d'inconstance qui lui a mérité des injures personnelles et beaucoup d'ennemis dans la commune» (7).
Cependant, Roca se sentait attiré par le sacerdoce, et après un court séjour au Grand Séminaire de Perpignan, il s'en alla probablement en 1853 poursuivre sa formation cléricale à Paris, à l'Ecole des Hautes Etudes des Carmes, qui venait d'être fondée en 1845, et où il eut entre autres condicisples le futur cardinal Lavigerie. Il se flattera toujours, par la suite, de son séjour aux Carmes, tout en regrettant que ses bons maîtres ne lui aient pas enseigné «le catholicisme scientifique et social» ou pour mieux dire les doctrines ésotériques.
«Je ne puis pas dire que j'aie rien appris de cela sur les bancs des séminaires et même dans l'Ecole dite des Hautes Etudes Ecclésiastiques, à Paris. Nos maîtres primaires de théologie chrétienne sont partout muets à cet endroit. Et moi qui sentais germer dans mon cerveau cette idéalité toute nouvelle, je me gardais bien d'en souffler mot ; on ne m'aurait pas compris». (MN, 122.) Déjà la bonne théologie traditionnelle, celle qui permet aux prêtres de faire face aux situations les plus délicates, ne le satisfaisait pas.
Mais quelle théologie enseignait-on alors ? Il faut avouer, au corps défendant de Roca, que pour diverses raisons historiques particulières à notre pays, le niveau intellectuel était assez bas dans tous les grands séminaires. Les prêtres et leurs professeurs «à partir de la réorganisation concordataire, exemplaires au point de vue du zèle et des moeurs, devaient rester très inférieurs à leurs aînés» du XVIIIe siècle. Leurs connaissances en diverses matières, notamment en philosophie, en histoire, en exégèse et en sciences, présentaient de graves carences. Et le diocèse de Perpignan lui-même n'y échappait pas (8). C'est d'ailleurs pour pallier «la médiocrité de l'enseignement ecclésiastique» que des prêtres et des laïcs prendront diverses initiatives, dont la plus importante fut la fondation des Instituts Catholiques (9).
Au terme de ses études aux Carmes, l'abbé Roca fut ordonné prêtre à Paris pour le diocèse de Perpignan, le 29 mai 1858, en l'église Saint-Sulpice, par le cardinal Morlot, archevêque de Paris (10). Chose curieuse, mais qui s'explique par les événements ultérieurs, le registre officiel des prêtres du diocèse de Perpignan ne le mentionne même pas et donc ne fournit pas son curriculum vitae. Son incardination cependant ne fait aucun doute.
DANS L'ENSEIGNEMENT
Il ne semble pas que l'abbé Roca ait jamais exercé un ministère paroissial. Immédiatement après son ordination sacerdotale, l'illustre Mgr Gerbet le nomma professeur au Petit Séminaire de Prades où il restera sept ans, de 1858 à 1865. Dans cet établissement qui forma tant de candidats au sacerdoce, on le chargea de la classe de seconde, puis de la chaire de rhétorique en 1862. A ce poste il succéda d'ailleurs à l'abbé Tolra de Bordas, érudit et bon écrivain qui deviendra plus tard prélat de Sa Sainteté.
Mgr Ramadié, à peine arrivé dans le diocèse depuis quelques mois, utilisant les possibilités de la loi Falloux, décida de créer un grand collège catholique. Il fonda l'Institution Saint-Louis-de-Gonzague, appelée à un brillant avenir, et qui, depuis lors, n'a cessé de remplir sa fonction éducatrice. C'est à l'abbé Roca qu'il confia la difficile mission d'ouvrir cet établissement, de l'organiser et de lui faire accomplir ses premiers pas (11). Une certaine sympathie devait exister entre le brillant professeur de trente-cinq ans et l'évêque anti-infaillibiliste, ami et disciple de Dupanloup. Mais avec une réticence. Car si Roca signe le prospectus annonçant l'ouverture de l'institution et fixant les conditions d'admission en tant que «supérieur», en réalité l'évêque s'était réservé ce titre et ne l'avait nommé que «directeur», comme l'indique l'Ordo diocésain. Quoi qu'il en soit, Roca peut être considéré comme le véritable fondateur de Saint-Louis.
Quatre ans plus tard, il ajoutait à sa fonction directoriale l'enseignement de la philosophie et le rôle de directeur des études. Ce qui lui valut l'honneur d'être nommé chanoine honoraire en 1869. Mais en même temps apparaît un prêtre étranger au diocèse, et qui n'y restera que deux ans, l'abbé de Chauliac, sans doute homme de confiance de l'évêque, expressément appelé pour la circonstance et qui fut nommé supérieur. Cette nomination, dont nous devinons les motifs, fut certainement ressentie par Roca comme une injustice ou un désaveu public ; elle provoquera de la rancoeur et peu de temps après la rupture définitive avec l'autorité diocésaine. Dans sa famille la tradition s'est maintenue qu'il lui fut fait une injustice.
L'année 1870 marqua un tournant décisif dans sa vie. Les événements de septembre provoquèrent à Perpignan comme ailleurs émeutes et bouleversements. Le collège Saint-Louis fut réquisitionné par décision préfectorale et transformé en hôpital ; momentanément les élèves furent relogés ailleurs. Mgr Ramadié lui-même s'éloigne de son diocèse, à vrai dire pendant un court laps de temps, disant «qu'avec un tel gouvernement les gens de bien ne pouvaient plus se croire en sûreté». Ajoutons que l'explosion brutale d'un certain anticléricalisme et en même temps la définition de l'infaillibilité pontificale par le Concile du Vatican achevèrent de plonger Roca dans un profond désarroi. A la faveur de ces circonstances il quitta l'nstitution Saint-Louis-de-Gonzague, et aussi le diocèse dans lequel il ne se sentait plus à l'aise depuis longtemps déjà. Son esprit inquiet recherchait d'autres horizons. Il écrira, en 1884, dans son premier livre : «Je tourne et je retourne ces questions dans ma tête depuis plus de trente ans, et avec des angoisses depuis quatorze ans». Et ailleurs : «Je tremblais d'y perdre la foi». 1870 avait provoqué la rupture fatale, et désormais il ne sera même plus mentionné dans l'Ordo diocésain.
SEJOUR EN ESPAGNE
Sans autorisation de son évêque, l'abbé Roca s'en alla donc en Espagne et vécut pendant une dizaine d'années à Barcelone en qualité de précepteur des enfants d'un riche industriel français, M. Jean-Hachon-Meuron, qui habitait là-bas avec sa famille. Comment avaient-ils fait connaissance et quelles étaient leurs relations ? Nous l'ignorons. Ce monsieur devait être satisfait des services de l'abbé, car il s'engagea par acte notarié à lui servir une pension viagère de trois mille pesetas (12).
Mais que se passa-t-il durant le long séjour à Barcelone ? La présence de l'abbé dans cette famille fut-elle jugée inconvenante ? Ou bien ses idées libérales, socialistes et antiromaines causèrent-elles du scandale dans ce pays profondément traditionnaliste ? Il fut interdit par l'évêque de Barcelone et par celui de Perpignan. Rentré en France quelque temps après, il demanda à Mgr Caraguel de le relever de la sanction qui le frappait. Cela lui fut accordé en 1882, à condition qu'il fasse une retraite à Rome. L'administration diocésaine pensait peut-être qu'un séjour dans la Ville Eternelle lui rendrait un certain équilibre et surtout lui permettrait d'acquérir une réflexion théologique plus orthodoxe. Hélas ! Il semble que ce fut exactement le contraire qui advint.
SEJOUR ROMAIN
Fit-il vraiment une retraite à Rome ? Où habitait-il là-bas ? Quoiqu'il en soit il y demeura près de deux ans, jusqu'à l'automne 1883. Durant tout son séjour, il eut le loisir de visiter la Ville, de rencontrer d'autres prêtres, des prélats, des théologiens, d'exposer les idées qui bouillonnaient dans son cerveau. Notamment il fit la connaissance du Père Curci, jésuite, directeur de la Civiltà Catolica, «un savant que je vénère à l'égal d'un saint», avec qui il restera jusqu'à la fin de sa vie en relations épistolaires. A cette époque le Père Curci lançait de vives attaques contre 1'Eglise romaine en publiant deux livres qui firent grand bruit : Vatican Royal et Le Socialisme Chrétien, ce qui ne pouvait que ravir le chanoine perpignanais. Pie IX n'eut pas le courage de frapper le Père Curci, eu égard à ses services passés ; mais son oeuvre fut mise à l'Index sous Léon XIII et le jésuite se soumit. Roca dit cependant : «Le fait est que ce noble vieillard n'a rien rétracté de son honnête et franc réquisitoire. J'en ai la preuve irrécusable dans des lettres de lui que je conserve précieusement». Cependant, Curci ne comprenait pas très bien les thèses de Roca qui en fait lui-même l'aveu : «Dans cet évangile social dont vous me parlez sans cesse, je vois bien quelque chose, mais je ne sais pour quelle cause, je ne distingue pas très bien».
Roca écrivait à ce moment-là le livre Le Christ, le Pape et la Démocratie, dont il termina symboliquement la première partie à Rome le 4 septembre 1883 «jour des funérailles de Goritz», c'est-à-dire de Henri V, comte de Chambord.
Il faut dire qu'il détestait autant la royauté que la papauté. Il voulait remettre en mains propres son manuscrit à Léon XIII et lui exposer directement ses idées. Il demanda une audience privée qu'il n'obtint pas. Cependant, il parvint jusqu'au secrétaire particulier du Pape et même jusqu'au Secrétaire d'Etat. Il le dit lui-même : «J'eus ce jour-là, non pas avec Léon XIII, qui se renferme pour de bonnes raisons, dans le mystère le plus impénétrable, mais avec son secrétaire particulier, Mgr Boccali, un long entretien où je pus exprimer toute ma pensée, grâce à l'amabilité de cet intelligent et digne prélat.
Le secrétaire du Pape voulut bien se charger de communiquer au Souverain Pontife ce manuscrit, tel que je le publie aujourd'hui. Quinze jours après cette visite, quand j'étais sur le point de partir pour l'Amérique, le cahier me faisait retour à Paris, avec une lettre de Mgr Boccali. La lettre est sobre, discrète, d'une rare circonspection. Elle ne contient ni blâme, ni louange, ni désaveu, ni encouragement. On me livre évidemment aux inspirations de ma conscience, comme l'avait déjà fait six mois auparavant le cardinal Jacobini, secrétaire d'Etat de Sa Sainteté».
C'est peut-être en revenant d'Italie qu'il s'arrête à Genève où il rencondre des philosophes illuminés et des théologiens protestants ou marginaux comme lui. A Lyon, où ont toujours existé des cultes ésotériques, il est accueilli dans un «sanctuaire privé». Ce n'est pas celui de N.D. de Fourvière, traditionnel et populaire, qui l'attire en pieux pèlerinage. «Lyon - écrit-il - la cité de Marie, est la ville de France où le culte de la Vierge s'est le mieux conservé, et où il s'allie aisément avec les progrès de la civilisation présente et de la démocratie chrétienne. Là, j'ai vu la jeune fille, la Cymodocée évangélique, pontifier à l'autel de la Vierge Marie, revêtue des insignes de son angélique sacerdoce, couronnée de fleurs, en robe blanche, en manteau vert, et c'était fort touchant !
Sans doute, je n'aurais pas voulu, comme prêtre catholique, m'associer à cette liturgie, car si elle manque de rattaches canoniques à l'orthodoxie de culte officiellement consacré, mais je ne puis m'empêcher, dans un livre comme celui-ci, de signaler ces phénomènes d'aurore, ces doux prodromes de l'avenir. Le jour où cette merveille se montrera dans nos cathédrales, dans toutes nos églises, les sanctuaires se rempliront de nouveau comme par enchantement, et il y aura sur la terre mille fois plus de religion qu'on n'en a vu depuis 6 000 ans». (M.N., 508.). On peut douter fortement que de telles aberrations produisent un si bel effet !
L'AMERIQUE
Grand voyageur, Roca circule ces années-là en Espagne, au Portugal, en Italie et en Suisse. «J'ai parcouru la terre», dit-il dans un de ses livres, avec un peu d'exagération. On peut d'ailleurs se demander comment un prêtre, sans poste officiel et sans grands revenus personnels, pouvait s'offrir de si longues pérégrinations.
En octobre 1883 il regagne Paris et, presque immédiatement, s'embarque pour l'Amérique du Nord où il voyagera jusqu'au printemps de l'année suivante.
«La fière et chrétienne Amérique» l'attire et le séduit, parce que chez elle s'épanouissent la liberté, le progrès, le féminisme et le protestantisme. «Heureux pays ! où l'Evangile fleurit et fructifie sans entraves, sur une terre neuve que n'a jamais infectée le vieil esprit de la Rome césarienne. Je ne m'étonne pas des moissons de science et de vertu qu'il produit abondamment. Des plaies hideuses nous rongent, qui sont inconnues dans le Nord-Américain, mais pas dans le Sud, où l'ultramontanisme a sévi comme chez nous... Les autres peuples, ceux de la vieille et pharisaïque Europe, se verront forcés d'emboîter le pas de leur jeune soeur, la fière et chrétienne Amérique». (M.N., 511).
Hélas, oui ! C'est ce qui s'est produit. Mais il déchanterait s'il pouvait constater aujourd'hui les conséquences imprévisibles d'un matérialisme dont le capital est la base. Roca parcourut donc les Etats-Unis et tenait même un journal de voyage qu'il serait intéressant de retrouver. Il se trouvait à Washington le 12 novembre 1883, à la Nouvelle-Orléans le 18 février 1884 et à Chicago le 1er mars.
A Washington il séjourne trois semaines à l'Hôtel Ebblitt où une main généreuse lui offre les 525 dollars de la note. «Je viens d'apprendre que cette main est celle du révérend docteur William Paret, recteur de l'Eglise de l'Epiphanie, ministre protestant, Français d'origine, qui aurait bien voulu recevoir chez lui un de ses compatriotes, mais qui a préféré m'offrir, à mon insu, une brillante hospitalité dans un hôtel, pour ne pas me gêner dans mes rapports avec le clergé catholique. Attention fort délicate que je ne puis reconnaître qu'en la rendant publique». (C.P. 193.)
Une partie du voyage s'effectua en compagnie de celui qui avait été le Père Hyacinthe Loyson, religieux carme, brillant conférencier de Notre-Dame, qui, à la suite de la proclamation du dogme de l'Infaillibilité Pontificale, avait quitté le froc et menait une vie errante en divers pays. Marié, conférencier virulent contre l'Eglise, il devait terminer sa vie comme curé «gallican» de Neuilly. Son amitié pour l'ex-père Hyacinthe lui valut une mésaventure à la Nouvelle-Orléans de la part de l'évêque-élu, Mgr Leray.
«J'étais à la Nouvelle-Orléans depuis douze jours, disant la messe à la cathédrale, avec la permission de Monseigneur, qui avait parafé mes licences ecclésiastiques, lorsque, un dimanche matin, il me fut signifié par le concierge-sacristain, en vrai langage de portier, que je ne pouvais pas célébrer. Et le motif ? Que s'était-il donc passé ? Un mot du vicaire-général me mit sur la voie : «Il paraît, me dit-il, que vous êtes le cornac du Père Hyacinthe !» Admirez ce style en passant.
Il faut que je confesse tout ici : je connais le Père Hyacinthe, je le respecte, j'admire son talent, ses vertus, sa vie de luttes et de souffrances, mais je n'appartiens pas à son église. Je trouve qu'il y a assez de divisions, trop même, beaucoup trop parmi nous. Nos rapports sont personnels, nullement confessionnels ; ils ne diffèrent en rien de ceux qu'entretiennent avec lui bon nombre d'autres prêtres et même des évêques. Mais le Père Hyacinthe n'était pas alors à la Nouvelle-Orléans. Il se trouvait, je crois, dans la Floride. Si loin de son éléphant, qu'avait donc fait le cornac pour déplaire si fort à Sa Grandeur ?
Voici : j'avais publié dans le journal L'Abeille, qui est sous la férule de l'évêché, un article où je disais du célèbre conférencier qu'il avait le coeur déchiré par le spectacle des divisions qu'offre l'Eglise dans le monde entier, et que tous les efforts de sa prédication tendaient à reconstituer cette unité catholique, que nous avons brisée en mille morceaux. Il n'en fallait pas davantage pour fermer sur moi ces portes de l'Eglise si largement ouvertes, au dire de l'archevêque !... La Nouvelle-Orléans est la seule ville des Etats-Unis où j'ai trouvé le fanatisme en pleine floraison, avec les mêmes résultats, à peu près, que chez nous. Il faut dire que ce diocèse est ultramontain. Cela ne se voit, hélas !, que trop». (C.P., 195.)
Par la suite, Roca conservera des relations et une certaine amitié pour Loyson ; il écrira même à son propos une page étonnante (13):
«Le Père Hyacinthe y allait de tout son coeur. Je connais l'homme à fond, et je l'estime ; je connais l'orateur, et je l'admire ; mais je connais aussi le réformateur, et je le plains. Imbu d'un côté, des goûts et des vieilles idées du moine, dont il garde la robe dans une chasse à reliques, plein, d'autre part, des pensées et des aspirations de la jeune France, il personnifie en lui deux âges et deux tendances, qui ne pouvant plus s'accorder, déchirent son âme de part en part, et font de son existence un martyre continuel.
Je parle sans amertume, mais non sans douleur, car c'est toujours navrant de voir un homme se jeter à l'eau et s'y noyer. Il y avait tant de force dans sa parole, et il aurait pu si bien servir la cause du Christ social ! Mais il aurait dû, pour cela, concevoir autrement sa mission d'apôtre. J'ai suivi de très près cette expérience, depuis Genève ; elle m'a servi : ce n'est pas en ramenant l'Eglise aux formes gallicanes ; ce n'est pas même en lui faisant remonter le cours des âges jusqu'à Constantin, comme d'abord je l'avais cru, qu'on ramènera à elle les peuples émancipés de sa tutelle. C'est en faisant évoluer le Christianisme sur son axe divin, de manière qu'il présente au Monde ses deux faces à la fois, sa face divine et sa face sociale, que cette Religion, se confondant alors pleinement avec la Science et la Civilisation, atteindra son but suprême, l'inauguration sur terre du Royaume des Cieux ! Tel est l'objet final de la Promesse Dominicale : Adveniat Regnum tuum. Que le Père Hyacinthe me pardonne la franchise de mon langage, en plein air, comme il me l'a tant de fois pardonnée, à huis-clos. Je voudrais faire servir sa défaite au triomphe de Jésus-Christ, de même que je voudrais faire servir à ce même triomphe, tous les errements des sacerdoces cléricaux». (A.M., 349.)
PERIODE LITTERAIRE
Après le périple américain, Roca rentre à Paris et s'installe à Neuilly. C'est de là qu'il va organiser la diffusion de ses idées notamment en publiant cinq ouvrages, dont nous donnons les caractéristiques et une brève analyse.
  1. Le Christ, le Pape et la Démocratie. - 304 pages, Garnier Frères, Paris, 1884, au moins deux éditions. La première partie fut écrite à Rome en 1883 et la deuxième terminée en Amérique l'année suivante.
    Roca constate que la situation de la religion est lamentable partout dans le monde, et il en accuse le Vatican et l'Ultramontanisme, cause de tous les maux. D'après lui le catholicisme vécu suivant les doctrines romaines écrase la liberté, la science, la démocratie, et empêche les principes sacrés de 1789, les Droits de l'Homme, de s'épanouir. Pour sauver le monde, il faut revenir au Christ-Sauveur et Rédempteur, en s'appuyant sur les sciences. Il faut revenir à la pure religion, celle de l'Evangile et des temps primitifs, et débarrasser le christianisme de tout ce dont les siècles l'ont encombré. Le Credo de l'abbé Gabriel, ajouté en appendice, se présente comme une synthèse doctrinale.
    Roca fut interdit une deuxième fois le 6 juin 1884, sans doute par Mgr Caraquel, évêque de Perpignan, en raison très probablement de cette première publication. Mais nous n'avons pas trouvé dans le diocèse un document précisant ce point.
  2. L'abbé Gabriel et Henriette sa fiancée. - Roman, annoncé dès 1884 comme étant sous presse et devant paraître incessamment chez Garnier. Mais il semble qu'il ne vit jamais le jour en volume. Roca le fit paraître sous forme de feuilleton dans la revue L'Etoile, puis dans L'Anticlérical roussillonnais. Il s'agit d'un roman à l'eau de rose et quelque peu larmoyant, montrant l'amour pur et impossible des deux protagonistes ; douloureuse aventure qui conduit à la mort. Son auteur veut montrer les désastres provoqués par «la fatale discipline qu'impose aux prêtres l'inflexible rigueur du célibat forcé. A ces coups, jugez de la valeur de cette institution contre nature et des ravages qu'elle a faits dans l'humanité !».
  3. La crise fatale et le salut de l'Europe. - Etude critique sur les missions de M. de Saint-Yves, Garnier Frères, éditeurs, Paris, 1885. Opuscule de 124 pages. Au moins cinq éditions. Roca découvre les ouvrages d'un certain Saint-Yves d'Alveydre intitulés Missions des Souverains (1882), Missions des Ouvriers (1882) et Missions des Juifs, (1884), récemment publiés. Il est enthousiasmé : «Le génie des Missions m'a fait prendre conscience de moi-même, il m'a révélé le fond de mes propres pensées, en déchirant le voile à travers lequel je voyais confusément l'astre, dont les vives clartés donnent en plein, à cette heure, dans mes yeux».
    L'opuscule tout entier est une publicité pour les ouvrages de cet auteur. Pour résoudre la crise morale, politique et religieuse qui ronge le corps social et l'Eglise, il faut un gouvernement général, mondial, qui dirige tous les Etats et où tous les corps de la société seront représentés. Etant bien entendu que toutes les religions se valent et que le Pape n'aura qu'une préséance morale. C'est la fameuse Synarchie qui comprendrait trois chambres : celle de l'Instruction publique et des Cultes ; celle de la Justice et celle de l'Economie. Société des Nations avant la lettre qui apporterait le salut par la glorieuse Triade de la Science, de la Justice et de l'Economie. Tout cela expliqué à partir d'ésotériques considérations sur toutes les religions et notamment celles de l'Orient.
  4. La fin de l'Ancien Monde. - En sous-titre : Les Nouveaux Cieux et la Nouvelle Terre. Lévy, éditeur, Paris, 1886, VI + 415 pages.
    Cet ouvrage est le premier volet d'un dyptique consacré toujours aux mêmes théories. Ici l'auteur annonce la déroute générale du Vieux Monde, la destruction de la «vieille terre politique», qui ne sont que «la queue du Moyen Age». Le vieux ciel politicoreligieux va disparaître et ce sera l'effondrement de l'édifice clérical, de la Chrétienté tout entière. Les derniers jours de l'ultra-montanisme et de sa logomachie sont arrivés. Cependant pointent déjà des aurores d'espérance et des présages de renouveau, qui seront exposés dans le livre suivant.
    Après la publication de ces extravagances théologiques, l'autorité religieuse dut s'émouvoir ; elle essaya par la Nonciature à Paris certainement une tentative pour le ramener sur le bon chemin, tentative qui fut mal interprétée.
    «Mgr di Rende m'a fait l'honneur dernièrement (10 janvier 1886) de m'appeler au Palais de la Nonciature de Paris. Le gracieux et discret accueil que j'y ai reçu de sa part ne diffère en rien de celui que je reçus du cardinal Secrétaire d'Etat, Mgr Jacobini, lors de ma visite au Vatican, ni non plus de celui qui m'est fait à l'Archevêché de Paris, toutes les fois que j'y vais. Signe des temps, signe des temps ! L'heure du triomphe approche».
    Il ajoute ailleurs : «Je puis dire, sans métaphore, que mon travail sur La Fin de l'Ancien Monde m'avait coûté les yeux de la tête. Je les perdis aussitôt après avoir publié ce livre, qui était la première partie d'un ouvrage dont ce volume-ci, empêché par cet accident, de paraître à son heure, aurait donné de suite la seconde partie, sous une forme différente de celle qu'on va lire.
    Un mystique, exalté jusqu'à l'hallucination, se hâta de m'écrire : «Rassurez-vous ! Il vous sera donné des yeux nouveaux tels qu'il vous les faut pour composer les Nouveaux Cieux et la Nouvelle Terre, que vous vous proposez d'annoncer au monde».
    Coïncidence bizarre ! Comme pour donner raison à cet extravagant, la vue m'a été rendue, comme il disait, progressivement, à mesure que se fixaient mieux dans mon esprit, en s'y modifiant, les lignes radieuses du nouvel ordre de choses, que tous les Oracles ont prédit, et qui s'organise de nos jours, sans que personne, surtout parmi les prêtres, ait l'air de s'en douter. Je n'aurais rien dit de ce fait étrange, si je n'avais pas eu à rendre compte du long retard qu'a subi cette publication.
    J'ai découvert par des expériences personnelles, auxquelles je dois d'avoir recouvré la vue, que grâce àl'influx du Christ-Esprit dans notre coeur et notre cerveau, ce coeur et ce cerveau peuvent devenir des générateurs d'une force cosmique de la plus haute et de la plus pure qualité». Quelle pouvait être cette expérience qu'il croyait lui avoir rendue la vue ?
  5. Monde Nouveau. - En exergue : Glorieux Centenaire 1889 ; et en sous-titre : Nouveaux Cieux, Nouvelle Terre, par l'auteur de La Fin de l'Ancien Monde. Auguste Ghio, éditeur, Paris, 1889. VII + 575 pages.
    Des signes de renouveau apparaissent qui transformeront l'homme, la terre, le monde, la religion, par les sciences appliquées ou occultes. Le Christianisme aura une nouvelle exégèse, des dogmes nouveaux, notamment ceux de la création, de la chute originelle et de la Rédemption. Ill aura un aspect social qui provoquera un nouvel ordre politique, syndical, fédératif, associatif. Un nouveau sacerdoce et un nouveau pontificat apparaîtront, et la femme elle-même, transfigurée sera «comme un agent de rénovation sociale». Au sommet de l'édifice, le Christ ésotérique, dont l'influx se répandra dans le cerveau de l'homme et dans la société comme «un générateur de force cosmique toute divine».
REVUES ET ARTICLES DE JOURNAUX
Parallèlement aux ouvrages que nous venons de recenser brièvement, Roca écrivit divers articles dans des journaux ou revues, tous naturellement en marge de l'Eglise, ésotériques ou anticléricaux. En ces années où l'anticléricalisme se donnait libre cours avec virulence, le polémiste ne pouvait que trouver des appuis intéressés dans certains milieux politiques. Nous avons établi une petite liste d'articles écrits par lui, et qui est sans doute loin d'être exhaustive et pourrait être complétée et précisée :
  1. Lotus, n° 11, 1888.
  2. La Nouvelle Rome, 1880 ?
  3. Tribune Libre du Clergé, n° du 21 juillet 1888.
  4. Ami de l'humanité, n° du 4 mars 1888.
  5. Tribune Populaire (sans autre précision).
  6. Voltaire, 7 juin 1882.
  7. Bulletin de la Société d'Etudes philosophiques et morales. Séance du 8 avril 1886. Discours sur la «Nouvelle solution de la question sociale» (tiré-à-part).
  8. L'Aurore (revue ésotérique de Lady Caithness).
  9. L'Ecole Messianique (Roca s'en disait rédacteur en chef).
En même temps, Roca fit quelques tentatives pour fonder des périodiques, qui furent assez éphémères :
  1. L'Anticlérical roussillonnais, journal-revue hebdomadaire, du 9 novembre 1890 au 15 mars 1891 (19 numéros), fondateur abbé Roca, imprimé et publié à Perpignan (Bibliothèque Nationale, 4°, Lc 9, 123 6).
  2. Le Socialiste chrétien, organe du socialisme de Jésus et des apôtres. Remplace le précédent du 3 juillet 1891 au 28 février 1892. Rédacteur en chef : l'abbé Roca. Imprimeur : H. Arbault à Tours. (Bibliothèque Nationale, 8°, Z 16505 ; microfiches D 11384.)
Nous devons signaler également L'Etoile, revue mensuelle fondée en 1889, portant en sous-titre : Kabbale messianique, Socialisme chrétien, Spiritualisme expérimental, Littérature et Art. Le fondateur en fut Alber Jhouney, mais l'abbé Roca en fut pendant un certain temps le rédacteur en chef, et y publia de nombreux articles. C'était, paraît-il, l'organe de tout un groupe, La Fraternité de l'Etoile, qui tenait salon chez Mme Piou de Saint-Gilles, laquelle d'ailleurs subventionnait la revue. La Fraternité de l'Etoile comprenait «quatre degrés d'admission graduelle» indiquée sur la couverture de chaque numéro.
LES MILIEUX ESOTERIQUES
Cherchant une réponse à ses problèmes philosophiques et théologiques, Roca tomba finalement dans l'ésotérisme et la cabale. Durant la dizaine d'années de son séjour parisien, il fréquenta divers cercles intellectuels où l'on cultivait avec conviction l'ésotérisme, la cabale, les sciences occultes, dans une atmosphère de messianisme, en particulier les salons de Lady Caithness et Mme Piou de Saint-Gilles, d'autres clans encore comme ceux de Saint-Yves d'Alveydre ou Stanislas de Guaita. Certains noms semblent émerger plus particulièrement (14).
A ces noms qui semblent émerger plus particulièrement parmi les relations intellectuelles de Roca, on pourrait sans douter en ajouter d'autres. Nous signalerons, mais dans une direction un peu différente, un personnage qui fit grand bruit en son temps. Il s'agit de Pierre-Michel Vintras (1807-1875), cet illuminé fondateur de secte, condamné par autorité épiscopale et pontificale, demeuré célèbre à travers le roman de Barrès La colline inspirée. Roca admirait ses écrits qu'il comparait à ceux de Joachim de Flore, et faisait l'éloge de «ce mouvement prodigieux», «l'entreprise des Carméléens, à la tête desquels marchait un homme extraordinaire. Pierre-Michel Vintras, dont il ne m'appartient pas de définir la mission plus merveilleuse encore que sa personne. Ses écrits restent. Il a jeté ses idées dans le monde : les semences, on le sait, ne se perdent jamais. Semen est verbum ! Beaucoup en parlent qui n'en ont jamais lu le premier mot». (MN, 341.) Avait-il été en relation personnelle avec Vintras ? En tout cas il était abonné à La Voix de la septaine, revue que ce dernier publiait (16).
Il est donc certain que Roca fréquenta pendant un certain nombre d'années les ésotéristes de diverses tendances et partageait leurs idées. Lui-même affirmait avoir été guéri d'une mal-vision grâce à certaines expériences dont nous ignorons la nature. En 1889 il assiste au Congrès Spiritualiste International et y prononce un discours. Dans sa bibliothèque se trouvaient des écrits spirites comme ceux d'Allan Kardec. Et nous avons vu qu'il avait assisté à Lyon à un culte ésotérique, cependant avec une certaine réticence. Se contenta-t-il de répandre des idées en demeurant dans le vestibule des temples secrets, sans oser y participer ? En un mot et pour le dire clairement participait-il à des cultes hétérodoxes ou à des cérémonies spirites ? En tout cas il devait les connaître, puisqu'on l'avait consulté à ce sujet. Il le raconte dans une page bien étonnante : «A l'heure où j'écris, des jeunes gens, pleins d'avenir, très instruits, porteurs de beaux noms, se sentent irrésistiblement attirés vers les autels du Christ, pour y célébrer les divins mystères. Ils sont laïques pourtant, mais initiés, savamment initiés à l'ésotérisme de notre dogme, de notre culte, versés, profondément versés dans les secrets ineffables de la Ste Kabbala, comme l'étaient les Esséniens, les thérapeutes hébreux et les hermétiques égyptiens, chez qui Moïse avait recueilli tous les trésors de la science antique.
Entre eux, ces jeunes gens s'appellent les nouveaux Mages ; ils se croient prêtres et se sentent tels, disent-ils, par la vertu des onctions saintes qu'ils reçurent de l'Eglise au jour de leur baptême ; et ils célèbrent la messe, selon le rite même de l'Eglise catholique romaine, pas en public, ils ne s'en reconnaissent pas le droit, mais portes closes, chez eux.
J'ai été consulté à cet égard. Sans trancher la question, j'ai répondu en citant les textes des anciens Pères... qui mettent en évidence l'analogie des onctions baptismales et des onctions sacerdotales...» Cependant, il fait dépendre la validité de l'ordination sacerdotale de «la délégation juridique... absolument nécessaire pour célébrer au grand jour les augustes mystères». «Aussi je ne m'étonne pas qu'un vénérable chanoine, plus autorisé que moi par son grand âge, par sa sainteté et par sa science, ait tranché la question en faveur de ces jeunes gens avec plus de rondeur que je n'avais osé le faire moi-même ; voici sa réponse : Licet privatim, c'est permis à huis-clos ; non licet in publico, ce n'est pas permis à ciel ouvert.
Cette fleur de chrétiens ont, je le sais, le sentiment religieux très éveillé, développé à un point extraordinaire. Les arcanes du Christianisme leur sont devenus familiers ; ils savent très bien que notre liturgie est de la théurgie, et que notre Rituel sacramentaire est un recueil de formules de Magie blanche ou divine, d'une puissance non moins redoutable que celle dont disposait Moïse, quand il frappait l'Egypte sous les yeux de Pharaon, ou quand il faisait frémir tout un peuple au pied du Sinaï qui se couronnait, à sa voix, de foudres et d'éclairs.
C'est en tremblant que ces nouveaux prêtres prononcent les paroles sacramentelles et qu'ils touchent aux choses saintes. Tremble-t-on de la sorte, ailleurs, partout où la routine et l'in-conscience estropient les signes kabbalistiques et bredouillent le formidable verbe, l'amen, le fiat, le hoc est, etc. ?» (MN, 441-442.)
Faut-il préciser que, d'après la théologie traditionnelle, un laïc baptisé n'a nullement le pouvoir de célébrer la messe, et que le sacrement de l'ordre ne dépend pas d'une délégation juridique mais de l'imposition des mains de l'évêque ? Par ailleurs faut-il penser, à la suite du Dr Bataille, qu'il s'agit ici de messes noires ? C'est possible. Enfin, le chanoine auquel Roca fait allusion serait un prêtre parisien qui fréquentait les occultistes sous le nom de Père Alta. Il semble aussi que ce soit le même personnage que Huysmans mettait en scène dans son roman Là-bas sous le pseudonyme de chanoine Docre. A moins qu'il ne s'agisse de Roca lui-même ?
Le Dr Bataille, qui n'était pas tendre pour Roca, affirme : «Allié à la maçonnerie, il est allé jusqu'au gnosticisme valentinien». Et il cite ces propres paroles : «L'Evangile est le rituel maçonnique des idées rationnelles, dont les germes gisent enfouis dans notre propre entendement... La franc-maçonnerie est donc appelée à réaliser sur terre des idées évangéliques ; elles rayonnent dans les écrits de Findel, de Craüze, de Baüer, de Lessing et de Ragon».
Et à l'appui de son dire, il citait ce passage de Findel : «Enfonçons-nous dans les entrailles mêmes de l'humanité et de notre âme, pour y retrouver les sources profondes et sacrées de la Religion, cachées de nos jours sous les ruines des autels et sous les décombres des vieux dogmes». Alors que le Vatican condamnait la franc-maçonnerie et excommuniait ses membres, Roca avait l'extrême témérité d'en vanter les mérites. Et, comme dit Saunier, «passant de la théorie à la pratique, le chanoine n'hésita pas à s'adresser en 1885, par une longue lettre, aux instances suprêmes du Grand Orient de France...».
IDEES PRINCIPALES
Il paraît bien difficile de résumer en quelques lignes des idées ou des théories exposées tout au long de copieux volumes et dans de nombreux articles de revues. D'autant que Roca ne se laisse enfermer dans aucune école, mais fait lui-même sa propre synthèse, d'ailleurs très éclectique. Empruntant des idées un peu partout et à toute sorte d'écrivains, il avoue lui-même n'être qu'un «phonographe». Et cela dans un amas incroyable de citations qui constituent à elles seules la plus grande partie de ses livres.
Insatisfait par l'exposition traditionnelle des dogmes faits par l'Eglise Catholique, il va chercher ailleurs une explication qui lui convienne. Il oppose ainsi la doctrine exotérique, connue de tous, à la doctrine ésotérique, cachée mais réservée à quelques initiés. «L'ésotérisme - dit-il - est la partie voilée et jusqu'ici inconnue de la vérité religieuse et sociale qui se cache sous la lettre des saintes écritures, des dogmes, des mystères et des sacrements de tous les cultes».
En même temps, nous l'avons vu, préoccupé par ce qu'il croit être une ruine du christianisme, constatant les désordres politiques, sociaux et moraux qui règnent un peu partout dans le monde, il en accuse le Pape, en tant que Souverain temporel, et l'ultramontanisme. Il va donc puiser à toutes les sources qu'il rencontrera : le cabalisme et les religions orientales (17) ; Saint-Yves d'Alveydre et tout un groupe d'ésotéristes qu'il considère comme les plus profonds penseurs du monde ; également dans le positivisme d'Auguste Comte, dans le libéralisme, le scientisme, le socialisme et les principes de 1789 ; dans l'évolutionnisme de Darwin ; encore dans le platonisme, l'école d'Alexandrie, etc.
Saunier souligne, à juste titre «l'exaltation mystique dont témoigne dans chacun de ses ouvrages le chanoine Roca, prophétisant avec ardeur et non sans érudition, mais comme en proie à un délire sacré : Fourier, Saint-Simon, Ballanche, et la Kabbale, Buchez, Chateaubriand, les Mahatmas, Auguste Comte et Quinet, et bien d'autres défilent pour annoncer le renouvellement de la société par un christianisme rajeuni. Rajeuni par la synarchie».
Et avec tous ces éléments recueillis partout, il construit un système global qui rénovera entièrement le monde, au point de vue religieux, politique et social, ces trois ordres étant intimement liés. Voici une petite anthologie, extrêmement brève, car Roca a ses idées sur tout.
Au point de vue religieux tous les dogmes fondamentaux sont conservés au moins de nom, mais expliqués ésotériquement.
Dieu est «le non-être dans le sens ésotérique du Zohar, c'est-à-dire l'Essence incréée, éternelle et de plus incommunicable, par laquelle l'être est à tous les êtres, l'esprit à tous les esprits, l'âme à toutes les âmes et la vie à toutes les vies». (MN, 213,)
«Et c'est parce que Dieu n'a pas de corps, qu'il est présent partout dans l'infini du temps et de l'espace, sous les voiles de la lumière cosmique et de l'éther astral, qui lui servent de vêtements, et par la diffusion des fluides électriques, magnétiques, inter-atomiques, inter-planétaires, inter-sidéraux et soniques, qui lui servent de véhicules et d'agences providentielles». (MN, 230.) Pour lui «l'univers est un être vivant, constitué comme nous d'un esprit, d'une âme et d'un corps».
Le péché originel : «Le cataclysme qui précipita notre monde et notre humanité dans la matière, fut le châtiment d'un crime effroyable, d'une révolte audacieuse dont parlent les traditions de tous les Temples et que l'Eglise chrétienne appelle le péché d'origine. Nous avions, nous, prêtres, manqué de lumière jusqu'ici pour expliquer ce phénomène biologique, qui est un fait certain de physiologie et de sociologie, comme je vais essayer de l'expliquer». (MN, 231.)
La Rédemption : «Nous avons déjà vu, au chapitre précédent, que le dogme de la déchéance originelle répond à la loi physique de la pesanteur, et que la chute des essences spirituelles s'explique de la même manière que celle des corps graves. Il nous reste à voir, dans celui-ci, comment le dogme de la Rédemption répond à son tour à la loi physique de d'attraction, et comment le relèvement des sociétés humaines se fait de la même manière que l'ascension et le balancement des sphères matérielles dans l'espace infini». (MN, 283.)
Le Christ : «Il est de foi, encore aujourd'hui, en attendant que ce soit de science demain, que le nouvel Adam, ou Jésus-Christ, est la seconde édition de l'Adam Kadmon, réintégré dans la plénitude des attributs qu'il perdit lors de la catastrophe sociale qui porte le nom de péché originel. Il est de foi aussi que tel fut le Christ dans son humanité glorieuse, rendue visible sur le Thabor, tel sera l'homme au jour de son complet relèvement, demain». (MN, 67).
«Il y a le Christ solaire du Zohar, et il y a les Christs planétaires qui l'incarnent dans les mondes. Il y a le Christ-Esprit céleste et il y a les Christs terrestres qui l'ont manifesté durant le cycle antique et très long de l'initiation primitive». (MN, 516.)
Le Saint-Esprit : «Les naturalistes ont nommé cette force l'essence vitale, les Mahatmas Akas, Akas ou Prakrit, les spirites fluide médianimique, les hypnotiseurs fluide magnétique, les physiciens fluide électrique, Moïse Ruach Elohim, les Grecs Ether Divin, les Romains Mens ou Spiritus : elle est tout cela en même temps, et quelque chose de plus encore. Le Christ lui donna son véritable nom, quand il l'appela le Saint-Esprit, le souffle vivant de Dieu...»
Et il ajoute : «De quelque nom qu'on baptise la force cosmique mise par le Créateur à la disposition de l'homme, il est certain que la science arrivera tôt ou tard à l'utiliser tout entière, comme elle utilise la vapeur depuis Papin, le gaz depuis Lebon, le fluide électrique depuis Franklin et le fluide magnétique depuis Mesmer». (MN, 73.) «En toute vérité, les Chrétiens qui répètent à genoux cette magnifique prière de notre liturgie : Emitte Spiritum tuum et creabuntur et renovabis faciem terrae ne font pas autre chose que solliciter En-Soph, l'éternel principe masculin, de verser son fluide générateur dans le sein d'Ochmach, le principe féminin vivant. Le mystère de la fécondation universelle s'opère partout dans la création, comme il s'opérait typiquement dans les entrailles immaculées de la Vierge de Nazareth» (MN, 209). Pour lui encore : «L'Esprit traverse de bas en haut toute la région matérielle, et sort du règne de l'animalité, pour aller atteindre sa pleine éclosion dans le cerveau de l'homme, dans son intelligence et son génie, d'où il s'élance, radieux, dans la sphère angélique». (MN, 228.)
Le miracle : «Pas de mystère qui doive touiours rester mystère ! Pas de miracle dont on n'arrive tôt ou tard à découvrir la loi et à reproduire les effets nar des voies méthodiques et sûres. Par conséquent pas de tradition sacrée qu'on ne vienne à bout de justifier rationnellement à son heure». (MN, 242.)
Les sacrements : «Dans tous les cas ce serait de la magie blanche, comme celle de nos sacrements, de nos rites et des prodiges accomplis soit par le Christ, soit par les thaumaturges. Nous entrons dans une voie scientifique qui nous conduira loin et très haut». (MN, 249.)
Le Souverain Pontificat : Il n'est qu'une étape qui évoluera. «Jusqu'ici nous n'avons eu de cette Institution que l'ombre seule, une ombre qui nous reste comme un vestige du passé, comme un prélude de l'avenir. La papauté romaine est tout à la fois un débris de ce qui fut, et une ébauche de ce qui sera, un souvenir et une espérance». (MN, 449.)
La Force du Christ : «J'ai découvert par des expériences personnelles, auxquelles je dois d'avoir recouvré la vue, que grâce à l'influx du Christ-Esprit dans notre coeur et dans notre cerveau, ce coeur et ce cerveau peuvent devenir des générateurs d'une force cosmique de la plus haute et de la plus pure qualité, mieux que cela des laboratoires où ce n'est plus l'homme seul qui opère, mais où travaille avec nous le Christ lui-même, comme saint Paul l'enseigne formellement : Vivo, jam non ego ; vivit vero in me Christus. Tous les Chrétiens savent cela, mais ils le savent comme le charbonnier, par la foi morte ! Ah ! c'est bien autre chose, de le savoir par la science vive, par la science expérimentale, rationnelle et positive». (MN, 554).
A partir de ce corps de doctrine Roca aborde ce que l'on appelait alors la question sociale. Puisque la Rédemption est le salut du cosmos tout entier, matériel et spirituel, elle se fera par «le Christ social» ou par «le christianisme social». Dans les dernières années de sa vie, alors qu'il est tombé dans le plus complet anticléricalisme, il emploie même les mots de «prolétariat», de «masses populaires», avec une violence qui rappelle celle de certains leaders politiques contemporains. Il se dit lui-même socialiste, mais à sa manière qui est celle du XIXe siècle. Il prévoit ainsi la formation d'associations syndicales, des groupements nouveaux, des fédérations de peuples, et même, ce qui est plus étonnant, la formation des Etats-Unis d'Europe (MN, ch. XII, p. 406).
En politique, alors que l'ensemble du clergé de son diocèse, et nous pourrions dire de France, est monarchiste, lui est républicain. Tient-il cela de ses origines familiales ou du vieux fonds traditionnellement démocrate des Catalans ? «Je crois que la démocratie de nos jours est fille légitime de l'Eglise catholique, issue de l'union de Jésus-Christ avec cette Eglise... Je crois que cette rédemption est accomplie dans la société nouvelle par l'avènement de la démocratie». (CP, 302.) «La société moderne est la fille de 89... Mais elle est aussi la fille du Christ et de l'Eglise... Et pourquoi ? A cause de l'Esprit du Christ devenu l'esprit public de tous les peuples civilisés...»
Tout cela trouvera son application pratique dans ce qu'il appelle «la divine synarchie», selon une constitution qui groupera tous les peuples, avec des parlements, des chambres, où tous les corps de la société, toutes les religions seront représentées. Dans ce conglomérat, le Pape n'aura plus qu'une primauté spirituelle et l'église catholique y sera entièrement diluée (MN, p. 372, et passim). Après tout cela que reste-t-il de la spécificité de l'Eglise Catholique ? Pratiquement rien. C'est certainement ce qui contribua, entre autres choses, à le faire condamner par Rome.
A travers tant de développements, de raisonnements obscurs, de statistiques plus ou moins justes, d'utopies généreuses, nous trouvons quelques prévisions étonnantes, quasi prophétiques.
Le progrès : «Quand on pense qu'il n'y a pas un demi-siècle, l'un de nos plus fameux hommes d'Etat, disait sérieusement, du haut de la tribune parlementaire, que jamais les chemins de fer ne remplaceraient les diligences, le pays de France étant trop accidenté !!!
Et qu'aurait donc répondu M. Thiers à celui qui lui aurait affirmé ceci : avant de mourir, vous aurez le privilège de déjeuner à Paris et de dîner à Marseille, le même jour ; cinquante ans après vous on fera le tour du monde en chemin de fer, et l'on entendra ce cri à la gare de l'Est : Messieurs les voyageurs pour la Russie, la Chine, le Kamschatka, le Canada, les Etats-Unis, le Mexique, Panama, le fleuve des Amazones, la Terre de Feu, en voiture !... Le moment approche où la distance sera devenue par la téléphonie, comme elle l'est déjà pour la télégraphie, un facteur négligeable ; on téléphonera de Paris non plus seulement au Havre ou à Marseille, comme aujourd'hui, mais à Alger, Yokohama, Melbourne, San Francisco...» Il prévoit même les câbles sous-marins et la téléphonie dans le train. «L'inextricable réseau des conduites électriques de la voix humaine enveloppera le monde dans ses mailles serrées et sans fin». (MN, 86.)
Les Etats-Unis d'Europe : «Ainsi s'expliquent les tendances qui se font jour chez les nations modernes, cet instinct oui les pousse irrésistiblement à se fédérer en Europe ; comme elles se sont fédérées dans les Etats-Unis d'Amérique, sous l'impulsiondu même Esprit, le Saint-Esprit de l'Evangile». Il voit dans une confédération Rhénane-Alpine «le premier noyau des Etats-Unis d'Europe» (MN, 406).
Le féminisme : «J'annonce le prochain avènement de la femme, et de son ministère religieux et social...» L'heure est venue pour les hommes «de céder quelque chose de leur suprématie et leurs hautaines prétentions, d'émanciper la femme et de l'admettre dès aujourd'hui dans les Conseils du Gouvernement, à la participation des droits civils et des offices publics, dont ils s'étaient brutalement arrogé le monopole jusqu'à présent». «L'accession de la femme à l'autel, son ordination, sa consécration pour l'offrande publique du sacrifice, tout cela ressort de la gnose sacrée et fait partie essentielle du grand dépôt de la tradition». (MN, ch. XV, passim.)
Dans l'ordre religieux catholique proprement dit, il prône et annonce un changement complet de la papauté, des sacrements et de la liturgie, l'abandon de la soutane, le mariage des prêtres, la sécularisation, etc. «Un concile seul peut résoudre ces problèmes, et les questions qui s'y rapportent, en reproduisant dans l'ordre ecclésiastique, le spectacle que donnèrent, dans l'ordre politique, les Etats Généraux de France en 1789». (CP, 273.) «Je crois que le culte divin, tel que le règlent la liturgie, le cérémonial, le rituel et les préceptes de l'Eglise romaine, subira prochainement, dans un concile oecuménique, une transformation qui, tout en lui rendant la vénérable simplicité de l'âge d'or apostolique, le mettra en harmonie avec l'état nouveau de la conscience et de la civilisation chrétiennes...» (Id. 300.)
Les prêtres : «Ils prendront charge civile, eux aussi, charge nationale, charge communale, charge familiale, au municipe comme au foyer. La hideuse plaie du célibat, source de corruption et de stérilité chez tous les peuples qui ont souffert de ce fléau, disparaîtra, même des casernes, le jour où elle aura disparu des presbytères». (MN, 472.) Voilà, entre autres choses, ce que sera le Monde Nouveau, d'après Roca.
PORTRAIT
Autant que nous puissions en juger par ses écrits et ses actes, l'homme avait un caractère violent, emporté, têtu, ne reculant jamais lorsqu'il s'est fait une opinion ou lorsqu'il a décidé une action à entreprendre. Il va toujours jusqu'au bout. Avec cela intelligent, servi par une culture philosophique et littéraire immense, et une prodigieuse mémoire. Il lit beaucoup, livres anciens et modernes, journaux, revues, retenant tout cela parfaitement dans son esprit. A tel point que ses livres sont pratiquement un tissu de citations. Avec cela parfois naïf jusqu'à étonner. Il ne manquait pas non plus d'une certaine générosité pour lutter contre les injustices, pour défendre les opprimés, distribuant généreusement de larges aumônes aux pauvres.
Formé par de solides études littéraires, l'écrivain manie la plume avec aisance, élégance, sans jamais transgresser les règles qu'on lui avait enseignées. Son style est riche, mais à la longue fatigant ; c'est celui, ampoulé et plein d'emphase des orateurs sacrés de son temps, farci d'apostrophes, exclamations et interrogations. Polémiste, il n'est pas un couard, mais aime la bagarre ; il ne cache pas ses opinions, mais essaye de les propager, de les faire connaître, jusqu'au Pape si cela eût été possible. Naturellement conscient de détenir la vérité, il s'enfoncera dans son orgueil, obnubilé il ne retrouvera plus la bonne voie, et s'enfoncera dans un dédale impossible. Comme à tant d'autres de ses semblables il lui manquait une certaine humilité chrétienne, du bon sens et surtout des vrais principes théologiques.
Ses goûts ? Il aimait tous les écrivains d'avant-garde, de quelque bord qu'ils fussent, ceux surtout du xixe siècle, les hétérodoxes, ses amis en ésotérisme. Il aimait les sciences et le progrès, la Révolution de 1789, mais pas celle persécutrice et fanatique de 1793. Il aimait beaucoup l'Amérique, qu'il opposait à «la vieille et pharisaïque Europe».
Il avait aussi des haines irréductibles et bien arrêtées. Les Jésuites, l'Inquisition, tous les rois qu'il jugeait à travers les ragots de l'enseignement primaire, les deux Napoléon, Mgr Gerbet, parçe qu'il était à l'origine du Syllabus. Mais son grand ennemi était Hildebrand (le pape Grégoire) qu'il accusait de toutes les misères et tous les maux, à temps et à contre-temps. Luther, dont «la doctrine est impie, abominable, vraiment satanique», et à cause de lui, les Teutons : «Vous allez l'entendre, et alors vous comprendrez pourquoi la conscience tudesque est devenue ce qu'elle est de nos jours : tout en sabrant les nations, tout en écrasant les peuples, tout en opprimant le corps social du Christ, le teuton s'écrie du haut de la tribune du Reichstag : «Nous, Allemands, nous craignons Dieu ! mais rien autre chose en ce monde !» Seigneur ! Seigneur ! O Jésus ! Ils vous craignent, ces gens-là, disent-ils !... Eh oui ! oui, à la manière que leur enseigna Luther...» (MN, 320.)
Après le désastre de Sedan, on comprend mieux cette haine. Même le bon Père Exupère de Prats de Mollo, capucin, est fustigé à cause de ses livres et de ses opinions sur l'esprit de pauvreté. Quant à Mgr Soubirane, son compatriote, et surtout le Cardinal Lavigerie, après le célèbre toast d'Alger, ils reçoivent une volée de bois vert dans le journal de Roca : «Mgr Lavigerie est une fine lame, un rude matois, un habile papelard. Je le connais, et je me demandais si je n'aurais pas à déshabiller, coram populo, ce malandrin rouge, pour le montrer tel qu'il est, tel qu'il se montrait déjà quand il était mon condisciple à l'Ecole des Hautes études de Paris. Depuis lors, je ne l'ai pas perdu de vue, et j'en sais long sur son compte...» Mais à ce moment-là Roca est tombé dans le plus virulent anticléricalisme et sa passion finit par l'égarer complètement.
LA CONDAMNATION ET LA MISE A L'INDEX
Jusque vers 1889, l'abbé Roca résidait habituellement à Neuilly, 49, avenue du Roule, impasse des Sablons. Dans la capitale il avait ainsi la possibilité de fréquenter certains cercles, des salons, de rencontrer des amis, en particulier ceux de L'Etoile. Il prétendait même que ses relations lui auraient permis de devenir épiscopable, en un temps où le Concordat permettait pratiquement au gouvernement de faire seul les nominations épiscopales.
«Elle va ainsi, ma conscience, parce que je n'ai pas voulu qu'elle aille à la Monseigneur, mitre en tête et crosse à la main. Il m'était facile, très facile de laisser teindre ma soutane en violet. Je n'aurais eu qu'à accepter une invitation à dîner chez un de mes amis où je me serais trouvé à table avec le Ministre des Cultes. «Venez, laissez-moi faire, et vous serez évêque». Ah ! c'est ainsi que peuvent se faire les Evêques en France ? Merci, cher Monsieur, fonctionnaire d'Etat, je ne le serai jamais. «Tout salarié est un esclave. Quiconque est payé, dépend de qui le paye», disent ensemble Lacordaire et Montalembert... Qu'on aille demander au Ministre actuel des Cultes, M. René Goblet, si je suis du bois dont on fait les flûtes épiscopales de nos jours. Voilà ce que j'ai à répondre à ceux qui m'ont accusé de faire la cour au Gouvernement pour des motifs d'ambition». (AM, 366.)
Cependant les idées qu'il répandait dans ses livres et ses revues, devaient inquiéter les théologiens orthodoxes et aussi la hiérarchie. Comment pouvait-il ne pas s'en rendre compte ? Il écrivait dans son dernier livre :
«J'ai idée que Rome me comprend et me bénit in petto ! J'ai pu parler au Vatican, devant des cardinaux. J'ai pu parler ailleurs devant des nonces et des archevêques. S'ils ne m'ont pas ouvertement encouragé, ils ne m'ont pas non plus fermé la bouche. Le cardinal ministre d'Etat de Sa Sainteté Léon XIII, Monseigneur Jacobini, à qui j'offrais un jour de briser ma plume, s'il consentait à prendre devant Dieu la responsabilité de cet acte, me répondit : «Je m'en garderais bien !». Et le Cardinal Guibert, archevêque de Paris, me disait en me bénissant : «Vous pourriez avoir raison ; l'avenir le dira». Je citerais d'autres témoignages, si je ne craignais d'être indiscret. Devant cette attitude expectante de l'Eglise romaine, je me prends à tout espérer de sa fidélité au Saint Evangile de Jésus-Christ. Je n'ai été ni condamné, ni censuré : c'est tout dire». (MN, 148.)
C'était oublier la prudence ecclésiastique et la lenteur romaine !
Etait-ce pour se prémunir par avance qu'il faisait ce curieux commentaire : «L'index n'est pas ce qu'on se figure dans le monde ; il n'est pas la condamnation de toutes les idées exprimées dans un livre. Comme son nom l'indique, c'est une mise en demeure de prendre garde, quelquefois même une distinction comme serait l'inscription sur un tableau d'honneur. Il signifie alors ceci : cet enseignement n'est pas à la portée de tout le monde. Les idées en sont si nouvelles, si élevées, que, si vous n'y preniez garde, elles pourraient vous désorienter, vous égarer. Vous êtes avertis. Ouvrez l'oeil.
De notre temps, l'index de la main du Pape se lève et marque de moins en moins. Par impuissance, dira-t-on. Par désuétude, alors ? Un peu oui, mais beaucoup plus par le fait du progrès et du développement de l'Esprit du Christ dans l'esprit de l'homme. Le rôle de l'index est à peu près terminé.
Dans tous les cas, ce n'est certainement pas à mon livre qu'il s'appliquera. La raison en est bien simple ; je suis le premier à me mettre à l'index, en disant à mes lecteurs : «S'il vous semble que mon enseignement diffère de l'enseignement traditionnel ésotérique de l'Eglise de Jésus-Christ, une sainte, catholique et apostolique, c'est que vous ne comprenez pas. Vous faites erreur, relisez-moi avec plus d'attention. Cela dit une fois pour toutes, poursuivons...» (MN, 32.)
Une telle inconscience déroute. Chacun sait que l'Index prenait à cette époque-là une allure désuète et anachronique. De là à le considérer comme un tableau d'honneur et une distinction ! «Si Rome ne m'a pas condamné - disait-il ailleurs - ce n'est pas faute de suggestions venues de divers côtés, m'assure-t-on.
Je n'en sais rien officiellement. Mais Rome ne peut pas violer la justice ! Rome ne me condamnera jamais, car ce que j'enseigne, c'est la pure et sainte vérité du divin Evangile».
Depuis longtemps déjà, il le savait, ses écrits étaient étudiés à Rome et le dossier prêt pour une condamnation solennelle. C'est ainsi que La Semaine religieuse du diocèse de Perpignan publiait, dans son numéro du 26 janvier 1889, le décret de condamnation et de mise à l'index des trois premiers livres : Le Christ, Le Pape et la Démocratie ; La Crise fatale et le salut de l'Europe ; La fin de l'Ancien Monde. Le quatrième ouvrage, Le Monde Nouveau, qui apparaît comme le plus hétérodoxe, n'était pas compris dans ce décret, car il n'était pas encore édité.
C'est la Congrégation du Saint-Office elle-même qui les avait condamnés le 19 septembre 1888 ; puis les cardinaux chargés de veiller aux «livres de mauvaise doctrine, de les corriger, et de les condamner», ordonnait de les inscrire dans l'Index des livres défendus, le 14 décembre suivant. Trois jours plus tard le décret pontifical était publié.
A la suite de cette décision romaine l'évêché de Perpignan publiait la note suivante : «En conformité des instructions reçues du Saint Siège, Mgr l'Evêque de Perpignan a fait appeler M. l'abbé Paul Roca pour lui notifier le décret ci-dessus. Sa Grandeur l'a ensuite exhorté à se soumettre à la condamnation de ses ouvrages et à en rétracter les mauvaises doctrines ; ce que M. l'abbé Paul Roca ayant refusé, il lui a été déclaré, en exécution des mêmes ordres, qu'il était frappé de suspense».
La tradition orale affirme que la discussion fut si vive entre Mgr Gaussail et l'abbé Roca, que celui-ci se laissa emporter et giffla l'évêque. Ainsi donc de prêtre marginal qu'il était jusqu'alors Roca devenait suspens a divinis, avec tout ce que cela pouvait comporter de conséquences pratiques.
Le 12 novembre 1890, Mgr Noël Gaussail, évêque de Perpignan, faisait publier une Ordonnance imprimée, portant le n° 14, «Interdisant à M. Paul Roca de porter l'habit ecclésiastique, de prendre le titre de chanoine honoraire et portant condamnation du journal L'Anticlérical Roussillonnais». Nous le reproduisons dans ce qu'elle a d'essentiel.
«Considérant que M. Paul Roca, prêtre, a quitté à la fin de l'année 1870, le diocèse de Perpignan auquel il appartenait et qu'il a passé dix ans à Barcelone sous le coup d'un double interdit prononcé par l'autorité diocésaine de Barcelone et de Perpignan ;
Considérant qu'ayant été réhabilité en 1882 par l'indulgence de Mgr Caraguel, notre vénéré prédécesseur, il a publié quelque temps après, divers écrits répréhensibles et manifestement opposés en plusieurs points à la doctrine catholique, et, qu'à la suite de cette publication, Mgr Caraguel lui a signifié une nouvelle sentence d'interdit, à la date du 6 juin 1884 ;
Considérant que ces mêmes écrits ont été condamnés par un décret de la Sacrée Congrégation du Saint-Office, en date du 14 décembre 1888, publié par ordre de Notre Saint Père le Pape le 17 décembre suivant, et inscrit à l'Index des livres défendus, par décret du même jour ;
Considérant que, ces décrets ayant été notifiés par Nous à M. Paul Roca à la date du 19 janvier 1889, il a refusé de se soumettre ;
Considérant qu'indépendamment des censures encourues par lui, à cette occasion, en vertu des lois générales de l'Eglise, Nous lui avons en même temps signifié nous-même une nouvelle sentence d'interdit ;
Considérant que, depuis cette époque, M. Paul Roca a persisté dans sa rébellion et l'a aggravée par de nouveaux écrits injurieux contre l'Eglise et la Doctrine Catholique, et qu'en ce moment il publie un journal intitulé L'Anticlérical Roussillonnais dont il se déclare le rédacteur en chef, en prenant le titre de chanoine honoraire et de prêtre de l'Eglise Catholique ;
Considérant que le titre seul de ce journal en fait connaître le caractère hostile à l'Eglise Catholique et à sa hiérarchie, et renferme de la part de son auteur la répudiation de la cléricature dont il a été honoré et le mépris des engagements qu'il a contractés ;
Considérant que, par suite des censures qu'il a encourues, M. Paul Roca est déchu du titre de chanoine honoraire, et que d'ailleurs il ne figure plus, depuis environ vingt ans, sur le tableau des chanoines honoraires, ni même sur la statistique du clergé diocésain ;
Considérant que le costume ecclésiastique dont il s'est rendu indigne, et qu'il affecte de porter, pourrait encore lui donner un certain crédit aux yeux des populations ;
Considérant qu'il est de notre devoir de prémunir nos diocésains contre les funestes influences d'un tel scandale et d'y mettreun terme, autant qu'il est en Nous. Avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
  1. Les sentences et censures portées contre M. Paul Roca sont maintenues, renouvelées et publiées.
  2. Le titre de chanoine honoraire ne doit plus lui être attribué et il lui est défendu de le prendre.
  3. Le port du costume ecclésiastique lui est également interdit.
  4. Le journal L'Anticlérical est condamné avec défense aux fidèles soumis à notre juridiction de s'y abonner, de l'acheter et de le lire».
Cette décision survenait trois jours après la parution du premier numéro du journal L'Anticlérical roussillonnais. Profondément révolté, Roca tomba alors dans un anticléricalisme encore plus hargneux et plus véhément qui trouvait des échos dans l'ambiance politique du moment. Soutenu par quelques politiciens de gauche, L'Anticlérical devient une tribune où la triste querelle se donne libre cours et s'étale sur la voie publique. Là, comme par exemple dans le quotidien L'Indépendant et ailleurs, il attaque l'Eglise romaine, Mgr Gaussail, des prêtres, avec une grande virulence. De son côté le journal traditionaliste Le Roussillon réplique et soutient l'évêque. D'autres journaux ou revues parisiennes ou de province s'en font l'écho, et naturellement L'Etoile qui se déchaîna aussi.
D'autant plus que la revue de l'ex-abbé s'adonne également au socialisme. Prenant la défense de la classe ouvrière, Roca va jusqu'à s'adresser au Procureur de la République pour dénoncer certains faits sociaux. Tant et si bien que le Préfet des Pyrénées-Orientales doit faire un rapport au Ministre des Cultes. Parlant des lettres très violentes publiées dans la presse locale, ce haut fonctionnaire écrit : «Ces lettres n'ont produit aucune impression dans le département, où la population voit avec une indifférence parfaite la querelle entre curés (18)».
Nous savons cependant que les bons chrétiens en souffrirent beaucoup et que l'ensemble du clergé en fut profondément affecté, et pour longtemps. A ce moment-là Roca s'était pratiquement retiré à Pollestres, dans une petite maison provenant de l'héritage paternel, et qu'il appelait le château parce qu'elle se trouvait comprise dans des constructions médiévales. Le curé de cette paroisse écrivait à l'Evêque le 17 avril 1891 : «En rentrant dans ma paroisse, il y a deux ans, j'ai trouvé aussi un homme qui pendant longtemps a été pour moi un grand sujet de tristesse ; cet homme je l'ai souffert, en silence, je l'ai aimé car j'ai bien prié pour lui ; cet homme je l'ai souffert, dis-je, tant que sa conduite m'a paru correcte même dans le malheur ; mais lorsque cet homme s'est manifesté ouvertement, qu'il a montré toute sa haine, toute sa rage, tout son dépit, qu'il s'est fait voir dans tout son déshabillé ; alors, Monseigneur, j'ai cru le moment de parler. C'est lorsque cet homme a répandu dans ma paroisse et dans un seul jour cinquante exemplaires de son journal maudit, que j'ai cru de mon devoir de pasteur de prémunir contre ce poison mortel les âmes confiées par Votre Grandeur à ma garde, à ma vigilance. C'est l'homme, qui n'est autre que M. Roca, je l'ai atterré car il n'est plus rien ici (19)...»
DERNIERES ANNEES
Par ailleurs Roca avait alors de graves problèmes de santé et connaissait certaines difficultés financières. Sans doute percevait-il encore la pension viagère de trois mille pesetas que M. Hachon s'était engagé à lui verser. Il recevait aussi deux petites pensions de quelques centaines de francs versées par le Ministère des Cultes et par celui de l'Instruction Publique (20). Mais il ne devait avoir aucun autre revenu.
Ses économies avaient fondu dans ses publications, et aussi, paraît-il, en aumônes aux pauvres. D'après son testament, à sa mort il ne possédait rien plus. Il écrivit même pour demander un secours au Ministre des Cultes ainsi qu'à l'épouse du Président de la République, Mme Sadi Carnot. Dès le mois de janvier 1893, la revue L'Etoile lançait une souscription nationale en sa faveur, indiquant qu'il était presque aveugle et sans ressources.
Depuis quelques mois déjà, il s'était retiré chez une de ses nièces dans le petit village de Néfiach, et c'est là qu'il passa les derniers jours de sa vie. La maison qu'il habitait se trouve rue Camille-Pelletan, et appartient aujourd'hui à des petits-neveux, M. et Mme Surjus. Ceux-ci, ainsi que Mme Danjou-Domergue, autre petite-nièce, nous y ont accueilli fort aimablement et nous ont montré les souvenirs que la famille conserve avec soin depuis près de quatre-vingt-dix ans. C'est même une chose étonnante et émouvante. Le milieu rural est peut-être le seul à avoir un tel esprit de conservation.
Nous y avons vu une médaille en bronze avec l'inscription «Bureau de bienfaisance de Neuilly-sur-Seine. 1885-1886. Quête pour les pauvres. M. l'abbé Roca, commissaire». Une photo jaunie nous le montre assis près de sa nièce Marie Domergue, celle-ci debout. Il est en civil, portant gilet et redingote noire ; visage rond, sérieux, grand front, et une barbe blanche bien taillée. Un peu ventru et rondelet, il devait être plutôt de petite taille.
Au rez-de-chaussée de cette modeste maison d'exploitants agricoles, dans la petite salle de séjour se trouve un buffet, transformé en autel et vestiaire, sur lequel il célébrait la messe. Une planche découpée en forme de devant d'autel, vernissée et décorée d'anges et de fleurs sculptés, l'indique parfaitement. Depuis la mort de l'abbé Roca ce meuble n'a pas changé de place. Plus extraordinaire encore, il y a toujours sur la petite étagère une timbale ou gobelet en argent, marquée aux initiales P R, qui lui servait de calice.
Au premier étage, dans une chambre dont il fallut surélever les plafonds pour l'installer, la grande bibliothèque est encore là, et à côté une table de travail en bois blanc. La bibliothèque est un grand meuble en noyer sculpté, à deux corps superposés et quatre portes vitrées ; au sommet, dans un cartouche, les initiales P R. Elle doit compter quelques trois cents ouvrages, la plupart reliés, ainsi que des cahiers et quelques liasses de manuscrits. Elle est encore, semble-t-il, à peu près complète. Nous avons répertorié une partie seulement des volumes, ceux qui nous ont semblé les plus caractéristiques, et nous les présentons suivant une classification factice.
C'est donc là, à Néfiach, que Paul Roca mourut «d'une attaque d'apoplexie» le 10 septembre 1893, à 11 heures du soir ; il était âgé de soixante-trois ans. On raconte que Jules Doinel, patriarche de l'Eglise néo-gnostique, dite gnostique, rédigea immédiatement après la mort de l'abbé un «mandement» par lequel il invitait son clergé à se réunir en pensée à un certain moment qu'il fixait, et à prononcer les paroles du consolamentum reconstitué par ses soins, et cela «pour la délivrance de son enveloppe astrale» (21).
Dès le 12 juin 1890, peut-être sentant déjà la mort venir, il fit publier dans la revue L'Etoile une «lettre ouverte» à son curé où il disait : «A ma mort, vous aurez, mon cher ami, à prendre une détermination dont vous comprendrez toute la gravité, quand je vous aurai dit que j'entends mourir en chrétien fidèle, non seulement comme membre du corps social vivant du Christ-Esprit, ou, ce qui revient au même, de son Eglise une, sainte, catholique et apostolique, mais encore comme prêtre, c'est-à-dire comme ministre ou serviteur dévoué de ce même corps, de cette même Eglise.
En conséquence, je sollicite humblement de mon curé, au moins pour l'heure de ma mort, l'administration des derniers sacrements, et pour après ma mort, les honneurs de la sépulture ecclésiastique. Si ces grands bienfaits me sont refusés, j'ai la douleur de vous informer que des mesures sont prises pour que ce refus soit porté à la connaissance de tout le monde, par la publication qui en sera faite d'abord sur ma tombe, à l'heure même de mon enterrement, et ensuite dans les revues et dans les journaux où j'écris, et qui tous se feront un devoir d'insérer en même temps ma profession de foi catholique et le texte de la présente lettre» (22).
Pour avoir des obsèques religieuses, il eût fallu qu'il retractât au préalable ses erreurs et que l'autorité épiscopale le réconciliât avec l'Eglise. Hélas ! Il persista jusqu'à la fin dans ses théories, comme le prouve son testament olographe que nous avons pu consulter. Tout en renouvelant le même souhait quant à ses obsèques, il déclare toujours mourir dans la foi catholique «ésotérique» (23).
Dans ces conditions l'Eglise lui refusa naturellement la sépulture ecclésiastique. Son enterrement fut donc civil. Cependant ses amis firent une grande croix de bois qui précédait le cortège funèbre ; celui-ci passa devant l'église et s'arrêta quelques instants, avant de reprendre le chemin du cimetière. Les revues L'Initiation et L'Etoile ouvrirent une souscription pour son tombeau, et avec le produit, les gnostiques parisiens lui érigèrent une pierre commémorative portant cette inscription :
A l'abbé Paul Roca
Apôtre et martyr du Christ-Esprit-Humanité
Ses frères et ses admirateurs
Mais depuis longtemps déjà la croix de pierre avec l'épitaphe a disparu du petit cimetière de Néfiach et la sépulture n'est donc plus indiquée.
Roca disparu, seule subsistait son oeuvre écrite, d'ailleurs fort peu connue en dehors d'un petit nombre de spécialistes. Il est certain qu'il vient très loin derrière les grands écrivains en théologie ou en philosophie du XIXe, siècle, qu'ils fussent libéraux ou ultramontains. Il n'eut ni l'envergure, ni l'influence, ni la renommée d'un Renan, d'un Loisy, d'un Veuillot ou d'un Cardinal Pie, par exemple. De plus il ne semble pas avoir été pris au sérieux, en dehors d'un cercle restreint d'initiés, comme il le constatait lui-même : «Qu'il me soit permis de m'étonner des critiques dont mes espérances, qualifiées d'illusoires et de naïves, ont été l'objet dans les compte rendus que la presse a donnés de mon livre : Le Christ, le Pape et la Démocratie. J'ai sous les yeux seize journaux ou revues où la même appréciation se reproduit sous des formes variées. Comme s'ils s'étaient donné le mot, tous ces auteurs sont d'accord pour rire de ma foi, de ma bonne foi, comme ils disent».
Léo Taxil lui-même, qui écrivait un an après la mort de Roca, constatait que ses appels au clergé «ne semblent pas avoir trouvé beaucoup d'écho, bien qu'il se soit vanté d'avoir reçu de nombreuses adhésions et même d'avoir constitué un groupe de prêtres catholiques ayant adopté secrètement le gnosticisme. Est-ce vrai ? Est-ce une fanfaronnade ? Si ce groupe existe réellement, il a su garder à merveille son secret ; car je n'en ai encore nulle part aucune trace».
Il n'a donc pas fait école. Certaines de ses idées ont bien vieilli ; d'autres appartiennent à certains courants qui ont traversé l'histoire de l'Eglise depuis Joachim de Flore jusqu'au libéralisme et au modernisme, et ressurgissent à notre époque en divers mouvements contestataires. Saunier écrit, au sujet des théories de Roca : «Tout cela, depuis, a sombré dans l'oubli et seuls quelques intégristes dénoncent encore dans les oeuvres du chanoine Roca les sources occultes et sataniques du mouvement oecuménique et de la réforme conciliaire».

NOTES
1. Quatre prêtres au moins du diocèse de Perpignan portèrent le même patronyme au XIXe siècle : Rigobert Roca (1805-1883) ; Bonaventure Roca (1847-1910) ; François Roca (1837-1908), vicaire général pendant longtemps ; et Peul, celui dont il est question ici. Il importe de ne pas les confondre, car cette mésaventure est déjà advenue.
2. Ainsi, par exemple, Pierre Virion, Mystère d'iniquité, Ed. Saint-Michel, 1967. Le Dr Rudolf Graber, évêque de Ratisbonne, le cite dans une lettre pastorale intitulée Athanase et l'Eglise de son temps, Ed. du Cèdre, Paris, 1973 ; il se réfère d'ailleurs à l'ouvrage précédent. Déjà à la fin du siècle dernier Léo Taxil classait Roca parmi les satanistes, avec une certaine virulence de langage, dans un ouvrage publié sous le pseudonyme de Docteur Bataille, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, éditeurs, Paris et Lyon, 1892-1895, Tome 2, p.701-707.
3. Sources :
On pourrait très certainement compléter la présente notice grâce aux archives de la Nonciature de Paris, du Saint-Office, et de l'Archevêché de Paris. Ajoutons que, à notre connaissance, aucune biographie ne semble avoir été publiée jusqu'à ce jour.
4. Etat civil de la commune de Fourques : naissance de Paul Roca, le 26 avril 1830 à 8 h du matin, fils d'Antoine, 31 ans agriculteur, demeurant en cette commune, et d'Elisabeth Surjus, son épouse, 24 ans. Registres de catholicité de Fourques, à l'évêché de Perpignan : «L'an 1830 et le 29 avril, nous soussigné, curé de Fourques, avons baptisé selon le rite et forme de notre Sainte mère l'Eglise catholique, apostolique et romaine, Paul, Etienne, Antoine, fils, né le 26 du courant, fils légitime et naturel d'Antoine Roca et d'Elisabeth Surjus. Ont été parrains Paul Rocs et Marie-Thérèse Estève, qui requis de signer, le père et le parrain ont signé avec nous. La marraine a déclaré ne savoir. Laffon, curé, Antoine Roca-Trescases, Paul Roca».
5. Plusieurs familles descendraient du mariage Roca-Surjus : les familles Parayre (Pollestres-Nyls), Victor Cabanat (Ille-sur-Têt), Janicot (Canet), Domergue, Surjus, Danjon (Néfiach), Martre (Torreilles).
6. Rabadà : mot catalan signifiant un jeune aide-berger.
7. A.D.P.-O.: I T 85 et 441. Lettre du Préfet au Recteur d'Académie, 10 août 1849 : «J'ai l'honneur de vous informer que dans sa séance du 2 août courant, le comité supérieur a nommé le Sr Rocs Paul aux fonctions d'instituteur communal à Pollestres, d'après les bons renseignements fournis sur sa conduite et sa moralité. Depuis plusieurs années la commune de Pollestres était privée d'instituteur. Celui qui s'est présenté est fils d'un propriétaire qui y réside, et il est probable que sans cette circonstance, cette localité se serait pour longtemps trouvée (privée) d'une école, attendu le peu de ressources qu'elle peut offrir».
Lettre du curé Mourat au Recteur d'Académie, 11 octobre 1851 : «Etant facheux que vous ayez été induit en erreur par les déclarations fausses ou exagérées de M. l'Instituteur de la commune de Pollestres, et qu'il ait fait intervenir pour mieux réussir, l'autorité des délégués ou d'autres personnes officieuses, qui sans la connaître de près l'ont accueilli favorablement.
J'ai appris dimanche dernier, par voix indirecte et plus particulièrement par Monsieur le Secrétaire de l'Académie que M. Roca était appelé à exercer provisoirement dans la commune de Thuir. Je m'en réjouis par rapport à lui, et je me félicite de son départ ; car s'il eut dépendu de moi j'aurais plus tôt réclamé son changement.
Monsieur l'instituteur manque de beaucoup de qualités dont il aime à faire parade ; il a de plus un fonds de légèreté et d'inconstance qui lui a mérité des injures personnelles et beaucoup d'ennemis dans la commune. Sans considération pour les remontrances amicales que je lui ai tant de fois adressées, il rougit presque de paraître chrétien, ce n'est qu'avec peine qu'il conduit ses élèves à l'office de paroisse les jours de fêtes, et cette année seulement il a rempli ailleurs avec autorisation de ma part son devoir pascal pour que ce certificat lui valut, je pense, un degré de plus d'avancement.
...Monsieur l'instituteur s'est toujours montré supérieur à tous les événements, car pour réussir, dit-il, il faut beaucoup parler...»
8. Archives nationales : F 19.2560, Lettre du Préfet au Ministre des Cultes : «Le Clergé de la Cerdagne et du Roussillon entretient des relations plus fréquentes, plus intimes surtout avec les prêtres espagnols qu'avec le clergé français. Il en résulte que les ecclésiastiques du diocèse de Perpignan qui, comme leurs voisins d'au delà des Pyrénées, ont la langue catalane pour idiome maternel, sont par les idées et les tendances, bien moins français qu'espagnols ; c'est-à-dire arriérés, légitimistes, hostiles à la civilisation, fanatiques parfois et sauf exceptions rares, ignorants au delà de toute expression en ce qui concerne les principes politiques, les bases du droit et les idées qui régissent la société depuis soixante ans. Ils transmettent aux populations non seulement leur incapacité, mais leurs erreurs les plus déplorables ; de telle sorte que l'esprit public des campagnes et même des villes est remarquablement mauvais.
Par une heureuse anomalie, ce clergé, plongé dans les ténèbres, a pour évêque un des prélats les plus éclairés, une des esprits les plus actifs de la France, Mgr Gerbet, écrivain, publiciste religieux éminent et célèbre. Ce prélat s'efforce de répandre les lumières sur son troupeau, de civiliser les âmes rus-tiques, d'y éveiller le patriotisme, afin d'y semer l'instruction qui manque absolument. Il faudrait une publication qui eut cours forcé parmi les curés du diocèse, et qui substituerait peu à peu à des préjugés et à des superstitions grossières les leçons de l'histoire et la vraie morale de l'Evangile». (1er décembre 1857).
Le préfet demandait une subvention gouvernementale de 1 500 ou 1 800 F pour faire publier une revue diocésaine. Il est évident que cette lettre, à laquelle Mgr Gerbet lui-même n'eût pas souscrit, appelle de graves réserves.
D'abord elle émane d'un préfet du Second Empire, qui juge uniquement scus une optique politique. D'où un jugement injuste, car nous savons que le clergé de Perpignan, à cette époque, comportait un certain nombre de prêtres éminents par leur savoir et leurs qualités sacerdotales : Mgr Naudo, archevêque d'Avignon, Mgr Soubiranne, évêque de Belley, le saint chanoine Metge, le savant Tolra de Bordas, le chanoine Philip, auteur d'ouvrages de théologie, et...
9. Nouvelle Histoire de l'Eglise, Tome 4, 419, 438. Ed. du Seuil, Paris.
10. Archives Historiques de l'Archevêché de Paris.
11. A.D.P.-O. : 1 T 398, Déclaration d'ouverture : L'inspecteur d'Académie au Préfet de Perpignan, 23 août 1865 : «Conformément à l'article 60, § 5, de la loi du 15 mars 1850, j'ai l'honneur de vous informer que j'ai reçu la déclaration régulière de M. l'abbé Roca, professeur au Petit Séminaire de Prades, qui se propose d'ouvrir un établissement secondaire libre à Perpignan, rue du Bastion Saint-Dominique...»
12. Promesse de rente par Don Jean Achon-Meuron, Barcelone, 28 juillet 1875, Gonzaga-Pallos, notaire. Consignation à l'abbé Roca d'une rente annuelle de 3 000 pesetas, lorsqu'il se retirera, 2 juillet 1881, Farrès y Vives, notaire à Barcelone (Papiers de famille, à Néfiach).
13. D'après une tradition transmise par l'abbé Germa, ancien archiprêtre de Prades, Roca aurait invité Loyson à faire une tournée de conférences dans le diocèse.
14. Nous empruntons les renseignements de ce paragraphe aux trois ouvrages suivants : Dr Bataille, Le Diable au XIXe siècle, II, 701, sq. ; Jean Saunier, La Synarchie, Paris, Grasset, 1971 ; Pierre Virion, Mystère d'iniquité, passim.
15. Saunier, op. cit., p. 143.
16. Dictionnaire de Théologie Catholique, fascicule 146-147, col. 3055.
17. Dictionnaire de Théologie Catholique, fascicule 13, col. 1271.
18. Archives Nationales, E 19.5845. Journaux : L'Indépendant du 8-11-89 ; La Civilisation du 14-11-89 ; Le Monde du 8-11-90.
20. A.D.P.O.: 1 V 83.
21. Renseignement aimablement communiqué par M. Jean Amadou, que je remercie.
22. Cité par le Dr Bataille, op. cit., p. 706.
23. Testament olographe, conservé par la famille Surjus, à Néfiach.
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